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La mouche soldat noire : une petite bête aux grandes capacités
12 min
Les larves de ce minuscule insecte se nourrissent de déchets, allègent le bilan carbone du cycle de production agroalimentaire, et peuvent être transformées en aliments pour les animaux, en carburant et en engrais.
« Beaucoup d’amis et de proches pensent que j’ai perdu la boule », raconte la docteure Marwa Shumo. « Mais c’est comme ça : je suis obsédée par ces petites bêtes, j’en parle tout le temps. Elles transforment les déchets en or. » Marwa Shumo est une fervente experte de la mouche soldat noire. Cette chercheuse en R&D au sein de l’ATB de Leibniz (surnommée « Sa majesté des mouches » par ses confrères) est fascinée par cette espèce singulière, qui est en passe de devenir une source alternative de protéines pour le secteur agricole.
La mouche soldat noire, insecte longtemps méconnu, a vu sa popularité exploser ces dernières années, et pour cause : elle représente une source de protéines particulièrement riche, très prisée des fabricants de nourriture pour animaux. Cette popularité s’explique facilement : il y aura 9,7 milliards d’êtres humains sur Terre d’ici 2050 ; il ne reste plus que 5 % de terres arables disponibles dans le monde ; 30 % des stocks de poissons sont surexploités ; un tiers des aliments produits sont gaspillés. Une crise alimentaire se profile.
Et si la solution dépendait en partie de la mouche soldat noire ? « Elles peuvent manger n’importe quoi », explique le professeur Jeff Tomberlin depuis son bureau texan aux murs tapissés de reproductions d’insectes. « Je pense que c’est leur super-pouvoir ; elles ne font jamais les difficiles, quel que soit le menu. » La mouche soldat noire est née dans l’écozone néotropique. Elle peut non seulement se nourrir de n’importe quelle matière organique, mais sa larve peut multiplier sa taille par 15 000 en deux semaines seulement. « C’est un peu comme si un humain se transformait en baleine bleue », s’exclame Jeff Tomberlin. En six semaines, un kilo d'œufs se transforme en six tonnes de larves. « Cette petite bestiole est bien plus complexe qu’il n’y paraît. »
En six semaines,
un kilo
d'œufs de mouches noires se transforment en
six tonnes
de larves.
Bonnes pour la planète, bonnes pour les cochons
Les élevages de mouches soldats noires ont également un bilan carbone négatif. En clair, cela signifie qu’ils ne produisent aucun déchets (les déchets organiques destinés à la décharge sont redirigés vers l’élevage et transformés en combustible), mais aussi qu’ils vendent ou utilisent la totalité de ce qu’ils produisent. En outre, les élevages de mouches soldats noires s’avèrent incroyablement économes en espace : ils peuvent se contenter de l’équivalent de 2 % des surfaces utilisées par la production de farines de soja et de poisson (souvent utilisées pour alimenter le bétail). « Les élevages de mouche n’ont pas besoin de terres fertiles, contrairement aux autres aliments pour animaux », précise Marwa Shumo. « On peut les installer n’importe où : dans un garage, sur un toit…» La chose est si facile que certains fermiers se mettent à l’élevage pour nourrir leur bétail.
Entre 40 et 50 % du poids de la matière sèche d’une larve de mouche soldat noire est constitué de protéines.
Il va sans dire que naturellement les poulets et les cochons se nourrissent d’insectes ; de ce fait, les élevages de mouches soldats noires incarnent aujourd’hui une forme de retour en arrière, vers une époque où la chaîne des nutriments était plus simple. Sur le plan nutritionnel, les mouches sont riches en vitamines, en minéraux et en acides gras ; entre 40 et 50 % du poids de leur matière sèche est constitué de protéines. Elles contiennent de l'acide laurique, des micronutriments (cuivre, fer, magnésium...), et sont composées à 5 % de calcium, un minéral particulièrement utile (il fait notamment partie dans la composition des coquilles d'œufs de poules). Elles sont en outre sans danger lorsqu'elles sont utilisées judicieusement, et ne sont visiblement pas vecteurs de maladies ou de parasites.
Elles font mouche à tous les coups
Les experts de la mouche soldat (parmi lesquels Marwa Shumo et Jeff Tomberlin) estiment que cet insecte recèle bien d’autres bienfaits, et que son potentiel ne se limite donc pas à l’alimentation animale. Plusieurs entreprises créent des engrais organiques destinés à la nutrition des plantes via la bioconversion à base d’insectes. En Malaisie, Entofood élève des mouches soldats noires dans leur habitat naturel, à Kuala Lumpur, dans la ceinture tropicale. Dans l'humidité dense, au milieu des montagnes verdoyantes, les larves se développent dans de larges plateaux. Une fois écloses, elles se posent par milliers sur de grandes plaques blanches grillagées, prêtes à être pulvérisées (pour devenir de l’huile) ou broyées (pour devenir de l’engrais pour les plantes). Pour Jeff Tomberlin, ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. Le chercheur estime qu’en renforçant la sécurité alimentaire, la soldat noire peut renforcer la sécurité nationale de nombreux pays. « Cette petite mouche peut créer des emplois et stabiliser des économies entières ; elle peut donc aider certains pays non-occidentaux à s’affranchir de la dépendance aux importations, puis les aider à devenir de vrais exportateurs, et enfin à acquérir un certain poids sur la scène internationale. » Marwa Shumo, pour sa part, estime que la pandémie de Covid-19 n’a fait que souligner leur potentiel : « Si nous considérons la sécurité alimentaire comme une composante de la sécurité nationale, alors il est important de diversifier nos systèmes de production, et d’être capable de faire plus avec moins, au sein de nos propres frontières. »
Mais si les différentes parties du corps de cette petite mouche peuvent faire beaucoup pour la démocratie, elles peuvent également être décomposées, ce qui fait grimper la valeur globale de l’insecte. Il est peu probable que les mouches soldats figurent un jour au menu des restaurants (on leur préfère généralement le grillon et le ver de farine, à la texture plus savoureuse) même si leur organisme recèle des protéines extrêmement précieuses. « Nous pouvons utiliser leurs lipides et leurs graisses dans d'autres types d'industries », ajoute Marwa Shumo, « dans des produits pharmaceutiques, par exemple, ou encore dans la production de cosmétiques et de détergents ». Cette mouche sans prétention est un puissant vecteur de changement : « Elle pourrait bien révolutionner l'agriculture tout en protégeant l'environnement », résume Jeff Tomberlin. « Ne vous arrêtez pas à sa simple apparence. »